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Ma promenade en folie

Image courtesy of Best of Cinque TerreJe ne sais pas pourquoi je cours. Ils courent avec moi, savent-ils pourquoi ? Nos pas martèlent le bitume, la rue s’étire devant nous, infinie, dans le halo des réverbères, et nous filons, sans destination. Nous fuyons.

C’était pourtant l’un de mes beaux endroits, le lieu idéal pour se réunir en ce jour de fête. La fraîcheur de la nuit tombée, après une de ces journées d’été qui s’étirent sous un soleil solitaire, venait soulager le corps échauffé d’un jeune homme. Il avait investi la terrasse de mon Hard Rock Café, posé son jean sur ses chaises crème, joué avec la lumière rouge de l’enseigne lumineuse se mirant sur le marbré de la table. Il sentait encore sur ses papilles le goût caramélisé des oignons de son burger et gardait les narines pleines de la légère odeur de friture qui flottait dans l’air, mêlée à celle de la fumée et à la fragrance soufrée des pétards.

Je détale, entouré de panique. Je ne vois plus rien, rien que des corps qui s’agitent. Mes oreilles n’entendent que hurlements humains et chocs de semelles.

Ceux qui m’observaient du large distinguaient d’abord deux masses sombres : celle des flots, calmes, irisés des reflets des lampadaires, surplombée de la forme grise, mouvante, de la foule. Ils n’entendaient que le bruit du ressac à peine troublé par la rumeur des conversations. En arrière-plan, les palmiers se balançaient nonchalamment, leurs rames posées comme autant de touches vertes qu’un impressionniste aurait jetées sur moi, moi que l’on voyait le mieux, illuminée, entièrement tournée vers la mer, immuable dans mon alternance de façades ivoire ajourées et de rangées mornes de balcons anonymes ; nullement troublée par les bipèdes qui me foulaient et l’énième explosion de couleurs devant laquelle ils s’esbaudissaient. Des feux d’artifice, j’en avais vu d’autres.

J’ai cru entendre un pétard, puis j’ai vu tous ces visages courir vers moi, j’ai fait comme eux. J’ai peur. Mais je ne sais pas de quoi je dois avoir peur. Est-ce du sang sur ce visage ?

Le tonnerre des applaudissements, l’intensité des émotions partagées s’étaient éteints. Chacun et chacune se dirigeait vers son lieu : le chariot de glaces du vendeur ambulant aux roues rouillées par les embruns ; les scènes assemblées, bardées de métal, éphémères, où un groupe avait entamé son concert ; la rue obscure où attendait, en double file, la voiture ; la plage aux galets polis, réfractaires aux pieds nus. Ma promenade était noire de monde, un monde disparate qui se mettait en mouvement et investissait peu à peu les cafés, les ruelles, les bars de bord de mer, les rassemblements festifs disséminés sur ma devanture…

Un homme a fendu la foule, en une course folle, renversant comme des quilles des promeneurs en liesse.

Quelqu’un crie qu’il y a eu des coups de feu. Où ? Je ne sais pas où aller ! Je dois suivre le flot, si je m’arrête, ils vont me marcher dessus. Mais que se passe-t-il ?

Ce furent d’abord les cris qui alertèrent. Ce n’était plus le son des exclamations ébahies des enfants, mais celui de la peur, primale, de la douleur, fulgurante, de l’horreur, incompréhensible. Par-dessus le brouhaha des conversations, couvrant les musiques variées qui venaient s’entrechoquer, étouffant le bruit de milliers de pas, les hurlements fusaient et un moteur grondait. L’odeur métallique du sang venait se mêler à celle des barbes à papa. La rue se métamorphosait, les fenêtres ouvertes sur la fête se fermaient, des lumières s’éteignaient et la foule se mettait en branle. Interloqués, des spectateurs lointains s’interrogeaient, quel était ce mouvement ? Que devaient-ils faire ?

Hey, que faites-vous ? Doucement ! Ne bousculez pas, nous entrons ! Voilà, là, dans ce coin, je peux me terrer. Et si on nous trouvait ? Éteignez ces lampes ! Mais bon sang, qu’est-ce qui se passe ?!

Des détonations ont retenti. Les gens ont continué de courir, mus par la panique. Certains se sont jetés à l’eau cherchant de toutes leurs forces à fuir la civilisation qui sombrait dans le chaos. Il a fallu longtemps avant que le calme ne reprenne ses droits.

Seul un ballet de gyrophares illumine maintenant de couleurs et de sons ma promenade désertée. La masse humaine s’est dispersée, voilà que restent sur l’asphalte des formes cachées sous des tissus blancs. Autant de tâches claires sur fond gris, disséminées au hasard, immobiles, anonymes, absurdes. Les palmiers se balancent nonchalamment. Les lumières aux façades se sont progressivement éteintes. La nuit pourrait presque ressembler à une autre nuit. Presque.

Depuis combien de temps sommes-nous là, cachés, silencieux, à guetter ce qui se passe dehors ? Une éternité. Ils veulent qu’on sorte les bras en l’air. J’ai bien entendu les sirènes, mais elles sont loin maintenant. J’ai encore peur. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Et je ne sais toujours pas pourquoi.

Les rues se sont vidées, seuls des pas militaires martèlent mon bitume. Glacée de terreur et de cris, je saigne.

Nice, 14 Juillet 2016.

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