Special, so fucking special

Dix-sept ans. Un volcan. Pas marrant. Ah, pardon, c’est incompréhensible, dis comme ça… Mais bon. Tu comprends ? Non ? Évidemment. Alors voilà.
J’avais dix-sept ans. Et, bien sûr, pas l’once d’une idée que l’énergie sans limites qui me parcourait en aurait un jour. J’étais un volcan. Bouillonnant, foisonnant, prêt à entrer en éruption. Mais c’était pas marrant. Pas marrant car je me sentais contrainte, limitée, empêchée, obligée, empêtrée, contenue. Il fallait suivre les règles, entrer dans la norme, ne pas dévier du droit chemin. Faut marcher dans les clous. Je voulais être spéciale, so fucking special
En même temps, je voulais être aimée, acceptée, côtoyée, tolérée au moins. Alors je coulais ma lave dans le moule préformaté qui m’était présenté. Un peu de rébellion, ce qu’il faut de folie, apprendre à sourire, trouver les bons masques. Ado. 17 ans. Prototype validé.

« Tu réfléchis trop ! ». Vraiment ? Quel âge ? Je sais plus. Tous ? Il paraît que je suis pas normale, mais ça veut dire quoi « normale » ? Regarde autour de toi : j’ai tout fait comme on m’a dit mais le rêve s’est évanoui ! Études. Travail stable. Jeune homme bien sous tous rapports. Appartement. Mariage. Enfant. Dans le désordre, mais de nos jours c’est la norme. Évolution dans le travail. Enfant. Appartement plus grand. Ou dans l’ordre inverse, c’est du pareil au même. Déprime. Changement de travail. Adultère. Reprise du droit chemin. Divorce. Déménagement. Ou l’inverse. Études. Changement de travail. Homme bien sous tous rapports. Oh oui, tous rapports ! Famille recomposée. Déménagement. Avancement dans le travail. Surmenage. Déménagement. Adolescents à gérer. Crises. Bilan.
Je t’assure ma vie est le dépliant idoine de présentation de la quadragénaire occidentale moyenne. Bon ok, il y manque l’aspect maquillage/fringues/chaussures/sacs/cordon-bleu, mais on ne va pas chipoter. Adulte. 43 ans. Prototype validé. Mais qui voudrait être spéciale, so fucking special

Je peux visiter tous mes âges. J’ai cette faculté. Je peux rencontrer la blondinette de quatre ans qui adore les glaces à l’eau de la boutique à l’angle de la rue, trouve que les coquillages brisés comme sol de la cour de récré c’est pas top pour l’intégrité de la peau de ses genoux, et a appris que les autres rigolent si on écoute la fatigue de son corps et s’endort en classe quand la bonne sœur nous fait poser la tête dans les bras pour cinq minutes de temps calme.
Si je la suis un peu plus loin, je la trouve effaçant de son mieux, et donc s’arrachant l’épiderme à grands coups de savon, le prénom Rodolphe écrit au feutre rouge sur son avant-bras. Au CP, on apprend qu’il ne faut pas afficher ses sentiments, sous peine de quolibets. En attendant, la petite écharpe en soie rouge qu’il nous a offerte à la fête d’anniversaire nous accompagne depuis plus de trente ans, quoi que lui soit devenu.
Un jour elle voit « Rue Cases-Nègres ». Un choc. Pourquoi ? Le souvenir est flou. Un jeune garçon a les mains liées. Les hommes ont des couleurs de peau différentes et cela induit des injustices. Elle vit entourée de gens de toutes les couleurs mais n’avait pas vu qu’ils faisaient des différences entre eux sur cette base. Les humains sont incompréhensibles.
Les humains sont incompréhensibles, alors elle parle à l’océan et écoute les livres. Elle est spéciale, so fucking special. Mais elle apprend que c’est pour cela que ça chuchote ou que ça rit sur son passage. Que ça glousse, que ça s’éloigne. Que ça se croit permis de manquer de la noyer, de lui balancer des fruits ou des phrases pourris en passant, de la gifler quand elle ne laisse pas copier. Mais alors elle s’en fout encore. Ou le croit du moins. Elle danse dans le soleil, nage dans l’eau bleue, hume la crinière des chevaux, entend la poésie des mots et regarde l’horizon de ses rêves.
Et puis elle grandit. Elle observe ces humains incompréhensibles et s’en approche, la démarche maladroite, boiteuse, inexpérimentée, brinquebalante. Peu à peu, elle apprend les codes, les mimiques. Elle écoute leurs musiques, danse leurs danses, rit leurs blagues. Progressivement elle oublie celles de ses âges d’avant, dit à ses rêves « plus tard », à ses excès « chut », à son appétit vorace « du calme », enferme le tout en sécurité, cache la clé. Grandit. Réfléchit trop. Perd la clé. Devient normale. Et rêve. D’être spéciale, so fucking special

Elle devient moi. Moi dont je suis lasse, dans qui je m’empêtre, que je n’aime pas. Pas faute de m’y atteler. Enfin, de faire comme si, de lecture sur l’imperfection en thérapie, d’ateliers en programmes d’action. Mais je sais très bien faire, comme il le dit, toujours plus de la même chose en espérant vainement un différent résultat !
Chaque souvenir d’avoir voulu ou cru être « spéciale » me claque à la gueule comme une vanité coupable.
Chaque moment de banalité crasse me donne envie de hurler de me sentir tellement brimée.
C’est comme une passion cachée, sauvage et brûlante qui dévorerait le volcan de l’intérieur parce que tellement contenue que, tu sais, c’est pas marrant.

C’est pas marrant, mais c’est rassurant.

Parce qu’en fait c’est ça, à dix-sept ans, tu es devenue lâche.

Tu as lâché le cœur pour la tête.
L’amour pour la peur.
La foi pour le doute.
L’aventure pour le confort.
La solitude pour la meute.
La liberté pour la sécurité.

Des mots en un jet, comme un premier caillou sur le chemin qui mène à la clé. Et je me croise dans le miroir aux petites heures, et je ne suis que moi, désespérément, moi. Mais, vois-tu, rien que ça, c’est déjà pas banal.

5 réflexions sur “Special, so fucking special”

  1. Je suis arrivé par hasard en cherchant l’explication des paroles d’une chanson.
    Et j’ai été attiré par le titre de ce post. J’ai aussitôt pensé a P!nk. Ensuite j’ai commencé à lire et je n’ai pas pu m’arrêter, cela me parlait trop.

    Pour le reste des chansons, je jouerai bien à chercher sur le net mais ce serait tricher 😉

    Tes réactions face à la vie et aux humains me parlent et me font penser aux neuroatypiques 😉
    Parfois je me demande si c’est un fonctionnement propre ou si au final tout le monde fonctionne comme ça mais n’ose pas de dire.

    1. Merci pour ce partage Léo et heureuse d’avoir capté ton attention ! Je posterai la liste des chansons en commentaire.
      Je ne sais pas qui fonctionne comment, mais ceux qui fonctionnent de façon proche se reconnaissent souvent !
      Joyeuses fêtes ! Une plume.

  2. Je découvre ce site par hasard et j’ai été complètement happé par cet excellent texte, parfaitement écrit et émouvant. Félicitations, je vais essayer de découvrir le reste !
    Je suis par ailleurs très ignorant dans le domaine des chansons en général, mais j’ai au moins associé les 17 ans à Claude François.

    1. Merci d’avoir partagé ce retour, ça fait toujours plaisir de se savoir lue et qu’un texte a plu !
      Les 17 ans peuvent être associé à celle de Claude François ou à celle de Frédericks Goldman Jones effectivement, ne citant pas leurs phrases c’est au choix.
      Bonne lecture !

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