Tu n’immortaliseras point

La messe est dite. Sur la photo, je suis un bébé. Joufflue. Cinq mois. Ce qui interpelle le regard c’est ce blanc éclatant qui tranche sur le noir de ma couche. Le noir ? A bien y regarder, c’est sans doute un canapé vert foncé. Un vieux meuble moelleux où s’apaiser après une rude journée, ou une de ces carnes illusoires dont les coussins tentants s’avèrent durs comme pierre, je ne sais. En bas, dans le coin, infime, la touche de rouge d’un sac de cuir. Laissé là par ma mère ? Ou par un diablotin désireux de rappeler que la pureté n’est pas l’unique facette de l’humain, quoiqu’en dise l’immaculée blancheur de ma robe baptismale ? Je ne sais. Ma famille a choisi de me faire devenir enfant de Dieu. Je n’en ai, bien sûr, aucun souvenir, juste une photo d’un bébé, cool, dormant du sommeil du juste, totalement indifférent aux simagrées des adultes, à la gourmette en or que l’on aperçoit à l’un de ses poignets, à la dentelle qui l’habille. Me voilà chrétienne, dormant ma main droite grande ouverte et posée sur ma bouche, paume face à l’objectif, comme détentrice d’un secret que je ne confierai jamais. Mes traits paisibles se distinguent mal sur ce cliché de soixante-dix-sept, on n’en retient que ce halo lumineux intense dégagé par la rencontre du flash avec le tissu, qui me fait comme une auréole.

La messe est dite. Sur la photo, du blanc. Le blanc de la chasuble du prêtre, celui des tenues que nous portons, communiants alignés sur les bancs de l’église dans la ferveur d’un chant liturgique. Me voilà debout, seule blondinette dans une nuée de visage noirs, concentrée dans mon chant au premier rang. Le premier rang, celui où encore maintenant je m’installe volontiers, celui où l’on voit et entend mieux, où je traînerai mes guêtres de lycéenne, d’étudiante, de professionnelle aux cours et conférences qui m’intéresseront, faisant fi de ceux qui verront je ne sais quelle manœuvre là où il n’y aura qu’intérêt et pragmatisme. M’y voilà donc, les mains sagement posées sur le pupitre, les billes noires de mes yeux tranchants avec le blond très clair de mes cheveux, toute à mon chant dans la fraîcheur de la bâtisse dépouillée. Le bois sombre des bancs et des croix, les visages obscurs des enfants sénégalais dont on ne distingue pas les traits, les rayons bruts du soleil qui tombent des fenêtres et rencontrent nos robes immaculées. C’est notre cérémonie, nous confirmons vouloir être des enfants de Dieu dans ce contraste étrange d’ombre et de lumière.

La messe est dite. Des photos, il y en a à la pelle. Il faut dire qu’aujourd’hui elles sont numériques, alors on en prend plein, on les stocke dans des disques durs et on les oublie. L’instantané unique d’un moment choisi de notre enfance n’existe plus, remplacé par des dizaines de prises qu’on ne trie jamais. J’ai donc le choix. J’aurais pu prendre la traditionnelle sur le perron de l’église, celle avec les pétales de roses qui retombent joliment, avec cet homme fraîchement marié en costume gris perle qui embrasse une jeune femme en dentelle blanche, oui, c’est bien nous. Ou encore, cette autre que j’adore, celle où on a tous les deux une tête d’ahuri, qui me fait sourire à tous les coups. Mais en fait celle qui vient c’est la mal cadrée, prise sur le vif, celle où plus personne n’existe que mon père et moi, où on le voit en arrière-plan, fier comme Artaban, et où, tournée vers lui, rayonnante, je n’expose que mon profil. Un profil magnifié d’un sourire et d’un regard aimant comme peu de mes photos en montrent. Car avant d’être une enfant de Dieu, je suis celle d’un homme et d’une femme. A qui je ne sais pas dire ce que mes yeux expriment pourtant. Sur ce cliché, il n’y a que lumière.

Ma messe n’est pas encore dite. Il n’y a pas de photo. Ce n’est pas uniquement que ça n’a pas encore eu lieu, c’est que dans cette religion catholique dans laquelle j’ai grandi on photographie les baptêmes, les communions, les mariages, mais pas les enterrements. Alors, je me risque à l’imaginer, à quoi ressemblerait-elle ? Bien évidemment je ne serais pas dessus, trop macabre. Alors, le cercueil ? Quel intérêt à photographier une caisse en bois ? Fût-elle de belle facture, bien ouvragée… Sans doute, il n’y aura pas de cliché de ce jour-là, mais on y ressortira mes anciens. S’il vous plait, outre les trois suscitées et toutes celles que j’ai omises, pensez à celle des deux ahuris ! Et puis, aller, oubliez les photos, ce sont vos visages qui défilent devant mes yeux et les moments que nous avons partagés, photographiés ou non. Je me demande quelle image vous garderez de moi tout autant finalement que je m’interroge sur quel souvenir je veux laisser au monde. Et je pense à ces portraits anciens dont personne ne sait plus qui ils représentent, que l’on trouve dans nos greniers, visages immortalisés tombés dans l’oubli : que l’on ait choisi l’obscurité ou la lumière, celle-ci un jour où l’autre ne se reflétera plus sur nos robes blanches.

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