La maison où j’ai grandi

© Virginie Roublique

« Quand je me tourne vers mes souvenirs, je revois la maison où j’ai grandi. »

Si seulement je pouvais changer de chanson, mais non celle-ci revient, encore et encore, entêtante, envahissante comme une eau qui se rue à l’ouverture d’un barrage. Je marche par les rues de mon enfance, et la maison où j’ai grandi apparait en face de moi. Et ma radio interne continue, sans répit…

« Je revois la maison où j’ai grandi. »

En fait de maison c’est un immeuble, immense, colossal, encore que bien plus petit que dans mes souvenirs d’adolescente. C’est bien lui, ce grand bâtiment blanc, ces onze étages, plus large que haut. C’est bien lui. Sauf que c’est un lui vieillissant, décrépit. Sa façade présente des plaies ouvertes, des gueules béantes, noires et vides. Des volets arrachés, des baies vitrées inexistantes, le blanc sali, devenu gris, marron, comme une injure, un ravage du temps que des hommes ont choisi de laisser faire.

« Je revois la maison où j’ai grandi, il me revient des tas de choses. »

Mes pas m’entraînent sous ses arcades, sur ce sol que j’ai foulé pendant quinze ans et qui demeure le même. Je retrouve ses puits de lumière à intervalle régulier. Petite je me demandais ce qu’ils cachaient, quel entrepôt secret était enfoui là. Je jouais à cacher un des carreaux transparents en pensant qu’en-dessous la lumière serait modifiée, et que peut-être quelqu’un penserait aux gens qui marchaient au-dessus de sa tête. J’ai vingt ans de plus aujourd’hui que le jour où je les ai foulé pour la dernière fois en habitante de ce pays, je ne sais toujours pas ce qui se cache dessous.

« Je vois des roses dans un jardin. »

Il n’y a jamais eu de jardin. Mais il y a le petit square pas loin. Ce havre de fraicheur dans la chaleur lourde de mon pays d’enfance. J’y jette un vague coup d’oeil, suffisant pour voir que les bancs ont disparus en même temps sans doute que l’ombre des grands arbres. L’herbe pousse, folle et jaunie, et les allées sont envahies de mauvaises herbes. Des gravats reposent contre les murets qui l’entourent et les grilles de fer qui rehaussent les murets rouillent tranquillement. C’est un square à l’abandon que je contemple, aussi triste que la fontaine qui orne la place, cette fontaine qui n’a plus vu d’eau dans ses canalisations depuis des années. En face un monumental hôtel aveugle attend que des hommes lui offrent une nouvelle vie, ses chambres et ses couloirs désertés. J’ai du mal à croire que je suis sur la place principale de la capitale du pays.

« Quand je me tourne vers mes souvenirs… »

Je franchis le hall où se trouve l’entrée de mon bâtiment, le D je crois? Les souvenirs sont traitres parfois, et des détails que je connaissais encore hier m’échappent maintenant. Si j’ai oublié la lettre, l’image, elle, demeure, et en un coup d’oeil je vois ce qui demeure et ce qui a changé. Je note les nouveaux carreaux sur les escaliers bruts d’autrefois, les deux ascenseurs condamnés, dans lesquels je jouais à faire courir mes mains sur les parois verticales alors que la machine était en mouvement. Joie que mes enfants ne connaitront jamais, ni les risques associés.

« Il me revient des tas de choses. »

C’est le monte-charge de l’époque, notre ascenseur « d’appoint », qui est devenu le principal, l’espèce de gros monstre marron qui me faisait peur petite est devenu un coquet ascenseur blanc aux normes actuelles. Combien de fois ai-je fais des cauchemars qui se déroulaient dans ce monte-charge et vers ces escaliers? Combien de fois avons-nous joué à nous faire peur avec les copines de l’immeuble en descendant tout en bas, où il faisait noir, où l’air était lourd et humide. Était-ce des caves? Je ne sais même plus… Et les coupures d’électricité qui nous laissaient coincées dans l’ascenseur. Le gardien venait nous délivrer en ouvrant la porte avec une clé, après avoir descendu à la manivelle l’ascenseur à l’étage le plus proche, enfin… à mi-chemin. Il nous tendait les bras pour que l’on descende et pendant une fraction de seconde je voyais la bouche noire qui s’ouvrait entre le bas de l’ascenseur et le sol de l’étage, et cette gorge profonde et sombre qui risquait de m’avaler pour me faire tomber trois ou quatre étages plus bas, disloquée, avant d’être un jour écrasée par l’ascenseur qui redescendrait au sous-sol. Oui j’avais de drôles de visions parfois, petite. Alors je m’agrippais aux bras de Victor pour être certaine qu’il ne me lâche pas, qu’il ne me laisse pas tomber dans ce gouffre. Il n’y aura plus de gouffre, les ascenseurs principaux sont condamnés, ils ne bougent plus dorénavant que dans les rêves que je fais encore, adulte, où je les retrouve et joue avec eux comme avant.

« Mes amis me demandaient: Pourquoi pleurer? Découvrir le monde vaut mieux que rester. »

Je ne sais pas pourquoi j’ai pleuré la première fois que j’ai revu le palier du quatrième étage. A cause de la petite fille blonde de trois, quatre ans que j’ai vu passer en courant et riant et s’engouffrer dans l’appartement? De ce fantôme rieur qu’a créé mon imaginaire? Je ne sais pas à quoi je m’attendais, je sais juste que dès que mes yeux ont vu la porte, le G qui l’ornait encore, ils ont aussitôt remplacé la moquette par les anciens petits carreaux gris, retiré la plante verte, repeint les murs dans leur couleur d’origine et vu cette fillette avant de devenir torrents. Et le nouveau gardien, celui dont je ne connais pas le prénom, mais qui n’est pas Victor, est venu me déloger trop vite, trop tôt.

« Quand j’ai quitté ce coin de mon enfance, je savais déjà que j’y laissais mon coeur. »

Ce que j’ignore, c’est si l’enfance a cet effet sur tout le monde ou si j’y suis particulièrement sensible? Je suppose que c’est différent pour ceux dont le lieu d’enfance reste accessible, qui n’ont pas cru comme je l’ai fais à quinze ans, qu’un lieu de la terre avait disparu à jamais. Qui n’ont pas mis plus de dix-huit années à réaliser que c’était faux. Je n’étais de nulle part, sans réaliser que du coup j’étais de partout.
J’y ai laissé mon coeur trop longtemps, je crois que je suis venue le reprendre. Le fantôme que j’ai croisé sur ce palier me manque depuis trop longtemps, il est temps qu’elle vienne avec moi, j’ai des gens à lui présenter. Entre autres une blondinette à peine plus vieille qu’elle…

« Le temps a passé et me revoilà, cherchant en vain la maison que j’aimais. »

Le temps a passé. Et moi qui marche je me retrouve dans une cour pavée sous ce soleil de plomb que j’affectionnais, humant l’air que je connais si bien, sa lourdeur et ses effluves. Une fine pellicule de sueur recouvre chaque centimètre de ma peau et adoucit curieusement mes traits alors que je lève le menton et contemple d’en-bas la fenêtre de ce qui fut ma chambre. Il n’y a plus de verre aux fenêtres, les montants de ferraille sont rouillés et légèrement tordus. J’aperçois cela par le peu d’espace que laisse le volet, il repose, bloqué à tout jamais, quasi fermé, bois piqueté de moisissures, ocre délavé par le soleil, lattes disloquées. Je revois mon père qui tourne la manivelle pour faire entrer le soleil à travers mes rideaux de satin bleu et me faire me lever le matin. Je revois Danna, belle persane grise, assise sur mon bureau, guettant les oiseaux à travers les vitres, en chasseresse d’où lui vient son nom. Sous la fenêtre, l’enveloppe extérieure de la climatisation a pris des tons noirs, achevant de rendre le tableau laid et sale. Je me rebelle un instant contre ces étrangers qui ont laissé ma maison dépérir, avant de détourner les yeux et les talons pour reprendre mon chemin qui n’est plus ici. Qu’importe ce qu’ils ont fait de ces murs, ma maison vit en moi et dans chaque souvenir qu’elle y a gravé. Et moi qui marche, chaque jour, j’en grave de nouveaux et étend mes racines.

« Et mes racines grandissent, une rencontre et puis dix, un regard et puis cent… »

Voilà, j’ai changé de chanson.

5 réflexions sur “La maison où j’ai grandi”

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  2. Oui, j’ai reconnu : « Mes racines » de Renan Luce.
    D’ailleurs, j’aime bien cet artiste. Lui et son pote Benoît Dorémus que j’ai découverts grâce à Internet, à leurs tout début de diffusion sur la toile. Toile sur laquelle on peut encore – en cherchant bien autre chose que de se faire bouffer par l’araignée du NWO (New World Order !) – découvrir des gens de talent, besogneux lucides et pas encore détournés par l’économie de marché, ayant des choses à dire artistiquement même si pratiquement tout a déjà été dit, d’une façon ou d’une autre……

  3. Magnifique texte dans lequel chacun de nous pourrait se retrouver certains jours de nostalgie….

    « La maison où j’ai grandi » : chanson de Françoise Hardy de 1966. Adaptation française d’une chanson D’Adriano Celentano : « Il ragazzo della via Gluck ». Les paroles en français sont de Eddy Marnay, auteur de bon nombre de chansons pour stars de cette époque.
    Françoise Hardy qui a chanté bien d’autres chansons et qui, pour moi, est une très belle personne dans tous les sens du terme. Elle a su traverser les époques et malgré tout rester elle-même malgré les très gros succès et les périodes plus « ombragées ».
    Un être humain (du genre femelle.. 🙂 ) simple, lucide et intelligent, assez forte intérieurement pour ne pas se laisser séduire par les sirènes du show-business et assez sensible et ouverte pour s’intéresser à autre chose que sa petite personne…. Une vraie femme quoi ! 🙂
    Bref, j’adore Françoise Hardy ! Et j’aime également beaucoup son fiston (Thomas Dutronc) qui a choppé tous les bons côtés de ses parents.

      1. Enfin la dernière phrase entre guillemets, pas la dernière phrase du texte (même si celle-ci m’a amené « Ils ont changé ma chanson M’man » dans la tête!)

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