Plus rien n’existait. Ou, du moins, tout avait disparu : disparus les amis, disparu l’océan, disparus les chevaux, ma maison évanouie, mes refuges envolés. Ne me restait que ce que l’on appelle « famille », qui se résumait alors à mes parents. Et je ne pouvais trouver auprès d’eux aucun réconfort. Les parents sont ces êtres qui agissent en fonction de ce qu’ils croient être « le mieux pour vous » et vous l’assènent en cas de rébellion. Ils vous inculquent des croyances qui deviendront tout à la fois vos limites et vos ressources. Mais ils n’écoutent pas, du moins les miens, vos spécificités. Ils vous donnent des clés pour vous fondre dans la masse.
Je n’ai jamais été douée pour ça.
Or, j’avais quinze ans, l’âge où l’on se conforme à des normes adolescentes pour exister. Et je me voyais être à la rentrée des classes d’un lycée anonyme et gris d’une ville de province bourguignonne. Le ciel était bas, lourd de nuages, l’air frisquet pour ma peau habituée à la chaleur africaine. Tout semblait morne et triste, du bitume au cube gris qui servait de bâtiment principal et de préau pour s’abriter de la pluie. Mais sous ce préau s’agitait une ruche, une myriade de jeunes, excités par les retrouvailles, l’effervescence d’un début d’année scolaire, la découverte des profs dont ils allaient gloser toute l’année. J’avais été jetée là, déracinée de l’ocre et du sable de mon lycée dakarois, transie de froid comme de peur, lourde des deuils qui m’habitaient et pleine d’un magnifique espoir.
Qu’il était beau cet espoir, qu’il était grand ! Il me portait, m’enivrait, permettait la joie dans mon marasme. J’espérais tant d’eux. Parce que… enfin ! C’est sûr ! J’allais enfin être comme les autres, acceptée, traînant avec ma bande, sortant avec mes copines et, qui sait ? Peut-être même un garçon ? Un que j’oserais regarder en face au lieu de fuir à son approche. Des copines avec qui rire et jouer, plutôt que des garces m’accablant de mépris ou me jetant au visage des fruits ramassés à terre. OK, ça n’est arrivé qu’une fois. Mais ça marque. Bref, le vilain petit canard qu’on m’avait accoutumée à être arrivait plein d’espoir dans une nouvelle basse-cour, pensant qu’ici, puisque personne ne me connaissait, j’arriverais enfin à prendre un nouveau départ et ma place dans le poulailler.
— Salut, tu es nouvelle ?
— Tu viens d’où ?
— Comment tu t’appelles ?
— Mais ils faisaient quoi tes parents ?
— Il ne neige jamais là-bas ?
— Tu passais tes week-ends à la mer !
— Tu n’as jamais pris le bus ?! Ah… T’avais un chauffeur…
C’est amusant au début ils se pressaient tous autour de moi, tu penses, une blondinette qui arrive on ne sait d’où, qu’on a vu ni au collège ni dans les classes de seconde l’année d’avant, une attraction qui nous change des tronches habituelles qu’on retrouve à chaque rentrée. Et puis, je n’ai alors pas compris pourquoi, comment, mais très vite tout a changé…
— C’est de la betterave râpée pas du chou rouge !
— Mais tu ne sais même pas comment ça fonctionne la cantine ?!
— C’est bon tu nous gonfles avec Dakar, tu sais parler que de ça…
— Quand tu auras fini avec tes grands airs et tes mots savants !
— Souris un peu !
— Non, la place est prise.
— Mais c’est quoi cette tenue ?
Quelle faute avais-je donc commise ? Bien sûr que je parlais de Dakar : quand on échangeait des souvenirs les miens étaient là-bas, pas parmi eux dans les champs environnants. Bien sûr que l’avion était un moyen de transport commun, je le prenais deux fois par an. Le train par contre, quelle découverte ! Bien sûr que mes anciens, rares, amis étaient fils ou filles d’ambassadeurs, de directeurs de banque, de professeurs, de médecins, de chefs d’entreprise, enfants d’expatriés quoi ! Bien sûr que je ne savais pas cuisiner, coudre, distinguer certains légumes, nous avions une employée pour cela. Bien sûr que je ne savais pas comment m’habiller pour résister au froid qui me mordait, après tout, les chaussettes, ce n’est utile que pour faire du sport, non ? Et puis, bien sûr que j’étais triste.
Ce simple contraste entre la vie dorée d’où j’arrivais et l’horizon limité qui avait été le lot de la plupart d’entre eux suffit-il à expliquer l’exclusion qui fût rapidement la mienne ? Je crains que non. Au-delà de nos histoires et de nos éducations, il devait y avoir autre chose, la même qui m’avait bannie auparavant de la cour des jeunes « populaires », lorsque je côtoyais des ados à la vie identique à la mienne. Mon incompréhension de leur société me poursuivait, je n’avais pas les codes, ne comprenais pas leurs intérêts futiles, ne partageais pas le même langage. J’étais un animal étrange à l’allure hautaine, saugrenu parmi eux. Mes premiers pas dans ce nouveau monde, que j’avais voulus salvateurs, m’avaient ramenés au même point, le froid et la grisaille en sus : les regards me fuyaient, les chaises restaient vides à mes côtés, le silence m’enveloppait.
J’ai fini par errer seule de salle en salle, de bancs de touche en coin sombre du foyer, retrouvant ma chère solitude et mes bouquins, pleurant silencieusement dans les vestiaires, tremblant de froid et de colère. Alors, c’était donc ça de changer de vie, de lieu, de pays, d’amis ? De prendre un nouveau départ ? De commencer une vie française ? C’était apprendre que je me berçais d’illusions en croyant que ma mise au banc du groupe venait de je ne sais quel historique que je me traînais depuis le CP, voire la maternelle ? C’était …
C’était comprendre que ça ne venait pas d’eux. Ça venait de moi. J’étais différente, étrange à leurs yeux, étrangère à leurs jeux. C’était commencer à grandir et prendre le chemin de l’adulte que je serais, apprivoiser peu à peu la vie française mais surtout ma singularité et ne plus jamais vouloir être comme les autres : ils n’ont jamais tué l’espoir, ils l’ont juste métamorphosé.
Il est heureux que cette expérience ait été vécue il y a plusieurs (non je ne dirai pas combien) années… Comment imaginer l’exacerbation que nos très chers réseaux sociaux auraient immanquablement provoqué! L’étranger c’est l’autre… Il n’est pas nécessaire de venir d’un autre pays, d’avoir connu une autre culture… Une simple singularité suffit à faire de nous quelqu’un d’étrange au travers du filtre des perceptions de l’autre. Et donc, à notre mesure bien sûr, nous avons tous connus ce sentiment, ce qui ne nous a pas empêché de les trouver ces amis, ces autres qui nous ressemblent un peu…
C’est ce que j’explique à mes enfants, dans les périodes où ils expriment ce sentiment de différence, d’inadéquation à leur tranche d’âge, de centres d’intérêts divergents : qu’ils trouveront ceux qui leur conviennent à un moment ou à un autre et que pour cela il suffit de rester ouvert aux autres.
Je t’ai bien trouvé sur ma route… 🙂
Et accessoirement je les ai tenu loin des réseaux sociaux aussi longtemps que possible…
Très beau texte en effet. Une situation passée qui a des échos bien actuels.
Et l’on prend conscience que le rejet de l’autre tient autant, si ce n’est plus, à sa culture, son mode de vie, son histoire, qu’à sa couleur de peau.
Heureusement, pour vous, « ils n’ont jamais tué l’espoir ».
Merci !
La peur de l’autre est malheureusement pérenne au fil des siècles, mais l’humain a cette belle faculté d’espérer !
Très beau texte. On sent vraiment le vécu et, si je peux aller plus loin, ça questionne le lecteur sur ces problèmes toujours actuels que sont l’appartenance au groupe, l’intégration, la différence, l’ouverture, la recherche de soi et la singularité culturelle. Tant de problématiques très exacerbées dans ce monde moderne où on sent bien que le partage va devenir incontournable si l’on veut continuer à exister en paix avec, en opposition, ces réflexes de replis communautaires sous tendus par des peurs intrinsèques et qui surgissent un peu partout sur la planète. Il va falloir effectivement garder et cultiver cet espoir d’une vie plus partagée et mélangée et essayer de métamorphoser l’humanité afin que les choses prennent une tournure plus » humaine « … Vaste programme !
Le vécu, clairement, et cette incompréhension du rejet quand on est d’un naturel confiant avec une histoire de début de vie multi-culturelle. Je me suis toujours sentie « enfant du monde » avant d’appartenir à quelque clan que ce soit. Et quand je vois les stéréotypes et réactions premières qui s’activent pourtant parfois en moi, je m’inquiète de leur activation chez ceux qui ne prennent pas la peine ensuite de les relativiser !
Autant que possible, rester ouvert à l’autre et respectueux de son altérité…